vendredi 12 février 2016

- 1749, Jean ramène de drôles de tubercules d'Espagne.


Il y avait 8 jours que jean avait quitté Lérida en Espagne et il retrouvait enfin son Ariège. Il quitta l’Espagne au Port de Roumazer et rejoint le ruisseau de Soulcem. Demain il lui restait la dernière étape de son long voyage de retour, du Pla de Soulcem au village de Génat il restai une bonne journée de marche. 
Il passa la nuit à l’Oris de Carla face au Pic de la Madelon, partageant le repas frugal des bergers de rencontre, bouillie de sarrasin et lait caillé à l'abri sommaire de l’Orri enfumé.




Ce matin Jean avait quitté le Pla de Soulcem de très bonne heure, à 7h il traversa le petit village de Marc et suivit le ruisseau du Vicdessos. Arrivé à Auzat, il prit la direction de Tarascon dans un nuage de poussière levée par les convois lourdement chargés de minerai de fer,  ces convois  alimentaient les forges Catalanes disséminées tout le long de la vallée de Vicdessos jusqu’à Tarascon. 

A Niaux Jean était en vue de Génat. Il prit le temps de souffler un peu avant d'attaquer la dernière montée qui le conduisait chez lui.

Trois mois à trimer de l'aube au crépuscule, à moissonner ou à dépiquer. Rien que d'y penser, ses reins redevenaient douloureux... Le salaire était bon, mais suffisait à peine pour payer l'imposition !

A Lérida, à La Seo de Urgel, et jusqu'à Barcelone, de nombreux Ariégeois allaient ainsi, chaque année, travailler pour les riches propriétaires. Jean ne se plaignait pas, tout heureux de pouvoir encore, à son âge, rivaliser avec les plus jeunes : à soixante-douze ans, la vie lui avait mesuré les épreuves et les souffrances.

Cette année-là, il rentrait plus tôt que prévu. Dans quelques jours, le 23 septembre 1749, il marierait son fils Pierre. Avec ce qu'il ramenait d'Espagne, la noce serait belle !




A la sortie du bois de Calamas sur le mur où il se tenait assis, en plissant les yeux, il distinguait le village et ses abords. En trois mois, rien n'y avait changé, bien sûr. Il percevait les bêlements d'un invisible troupeau, les aboiements d'un chien. Le regain ondoyait dans les prairies de fauche, le seigle avait mûri, le pommier du père Thomas tendait ses branches en offrande... et le petit bout de jardin de Jean étirait ses murets de galets au soleil, entre le ruisseau et le mur du cimetière.

Marie devait l'attendre. Marie, sa femme, qu'il avait épousée jadis un trente juin, jour de la fête de Saint Pierre, patron de la paroisse. Il entendit clairement son rire, entrevit le souvenir fugace de l'enfant vive qu'elle était... et soupira :
- Allons, Jean, ce n'est pas le moment de rêver ! Il y a sûrement du travail qui t'attend à la ferme.
Il se redressa, assujettit son sac sur l'épaule, et reprit sa marche interrompue. Un sourire espiègle rajeunit d'un coup son visage tanné par le soleil catalan : Marie allait être bien attrapée, il lui ramenait une surprise.




Non pas de ces futilités, dentelles ou colifichets de pacotille. Une vraie surprise, quelque chose dont elle ne soupçonnait même pas l'existence...

Quelque chose qui, peut-être, pourrait améliorer leurs vieux jours.

Il accéléra son allure.

Puis ce fut l'arrivée au village, les voisins retrouvés, la famille. Avec eux, les problèmes dont Marie se déchargeait enfin sur ses épaules : sitôt son départ, la grêle avait dévasté leur petit jardin, et la récolte de lentilles serait maigre cette année...

Puis la foudre avait abattu le pommier généreux que Julie, son aïeule, avait planté autrefois...

Plus grave encore : leur voisin, avait profité de son absence pour effectuer d'étranges travaux sur le mur mitoyen de la cour. Marie craignait qu'il n'ait déplacé la borne qui matérialisait leur petite propriété...

Ses enfants mariés vinrent lui souhaiter la bienvenue, gendres et brus, marmots en grappe. Des jumeaux étaient nés chez Magdeleine, leur fille aînée, le jour même où sa propre belle-fille accouchait de son premier-né. Un frère de Jean s'était tué en allant secourir une brebis bloquée dans la montagne. La vie suivait son cours...

Après le souper, l'habituel milhas de blé noir, Pierre partit faire la veillée chez sa promise et Jean ouvrit enfin le sac devant Marie.

- J'ai ramené du sel et de l'huile. Regarde : nous devrions en avoir assez pour tout l'hiver.

- Pauvre homme ! Tu te casses les reins à porter nos provisions, à un âge où d'autres passent leur journée assis sur un banc à profiter du soleil du Bon Dieu...


- Que veux-tu, Marie, la vie est dure quand on ne possède que ses bras et sa bonne volonté... Tant que j'ai la santé, et que je t'ai, toi, pour veiller aux cultures pendant mon absence, je continuerai. D'ailleurs, sitôt la noce terminée, je repartirai pour Lérida ; un riche vigneron m'a proposé de mener la vendange... Le salaire sera intéressant, tu peux me croire !




- Repartir ? Avec l'hiver qui va arriver ? Tu es fou, Jean, si tu veux mon avis.

- Je ne serai absent que trois ou quatre semaines. D’ici là, les cols  qui conduisent au Pla de Soulcem seront encore parfaitement praticables.

- Et tu finiras un jour ou l'autre gelé dans la montagne, comme ce colporteur gascon retrouvé à la fonte des neiges, mort de froid...


- Cesse tes jérémiades, Marie, je ne suis plus un enfant. Et si je trouve la neige en chemin, je m’acoquinera avec les contrebandiers pour passer les cols.

- Les contrebandiers ! Tu me feras mourir d'inquiétude !

- Viens plutôt voir, ici, ce que je t'ai rapporté...

- Tu n’as pas gaspillé d'argent à acheter des fadaises, au moins ?

- Non, non... Rassure-toi : ceci m’a été donné en plus de mon salaire. Regarde...

Il sortit du sac deux ou trois tubercules informes, encore couverts de terre, et les aligna soigneusement devant Marie, interloquée, puis dégoûtée :




- Tu ramasses les merdes d'âne, maintenant ? C'est quoi, au juste ? Du pain espagnol ?

- Ça, Marie, ce sont des pommes-de-terre. A Lérida, tout le monde en mange. Il paraît que ça vient des Amériques.

- Tu ne veux pas m’obliger à manger cette... chose ? Et puis comment manger cela ? Cuit ou cru ?

- Tu peux les peler et les mettre dans la soupe. Les meilleures sont obtenues en les posant au bord du feu, cuites dans leur peau.

- Si tu veux mon avis, toutes tes pommes-de-terre des Amériques ne remplaceront jamais les pommes de ma grand-mère.

- Et moi, je te dis que ces pommes-là nous sauveront peut-être, quelque jour, de la famine. Si tu savais comme la culture en est facile ! Tu fais un trou, tu y déposes un morceau seulement de pommes-de-terre, un morceau avec un germe, et tu recouvres de terre. A la récolte, chaque pied te donne un panier de légumes…

- Je me méfie de tes « nouvelletés » : te voilà encore parti à rêver...

- Fais-moi confiance. Cette fois-ci, je n'ai pu en porter que quelques-unes. Mais au retour des vendanges, je compte bien en ramener un sac entier pour pouvoir en semer au printemps.

- Toi et tes idées...




Les invités de la noce eurent la primeur des pommes-de-terre. Mais Jean fut déçu : peu d'entre eux y goûtèrent, et ils les trouvèrent fades, farineuses et trop dures… Ils ne trouvèrent qu’une seule chose positive à ces pommes-de-terre, ses jolies fleurs blanche dans les cheveux de la mariée.

Peut-être étaient-elles mal préparées ?

Les convives craignaient-ils de s'empoisonner ?

Ou se méfiaient-ils de toute nouveauté ?

Seul le curé Baby les apprécia, et loua tant le Seigneur que Jean le soupçonna de « trop en faire » par pure charité chrétienne !

Il repartit pour l'Espagne, et revint avant la Toussaint. Comme il l'avait annoncé à sa femme, il rapportait une charge énorme de pommes-de-terre, répartie dans plusieurs sacs. Le transport lui avait coûté plus de peine qu'il n'aurait cru : les premières atteintes de l'âge ? Si ses prévisions se réalisaient, il n'aurait plus besoin de partir à Lérida comme il le faisait depuis tant d'années.

Marie haussa les épaules, mais ne dit rien. Cet hiver serait difficile à passer, avec des récoltes de légumes amoindries, et juste assez de seigle pour leur maigre bouillie quotidienne…

Sans doute aussi, sans vouloir inquiéter son homme, ressentait-elle déjà les premières douleurs du mal qui devait l'emporter au mois de février suivant.

Trop de misère, trop de froid, trop de privations eurent raison de Marie. Elle s'éteignit un soir, en faisant promettre à Jean de ne pas planter entièrement leur jardin de ses pommes-de-terre ; de conserver la place habituelle des choux, des navets et des lentilles...

Enfin les jours rallongèrent et vint le redoux.




Jean avait décidé d’échelonner ses semences, afin de découvrir la meilleure période de plantation. Il fit une première rangée pour la mi-carême, mais les gelées tardives tuèrent les premières feuilles sitôt sorties de terre. Une seconde rangée à Pâques connut plus de succès. Et il termina ses expériences en semant, début juin, ses derniers tubercules.

Le résultat dépassa toutes ses espérances ! Dans la grange, il aligna douze grands sacs de pommes-de-terre à la peau fine, bien fermes... Maintenant qu'il était seul, cette récolte était trop importante pour ses besoins. Il pensa aussitôt au curé Baby, il se souvenait de la noce de Pierre, l'an passé...

- Je vais lui faire présent de ce grand panier de pommes-de-terre, il sera certainement content de pouvoir en manger une nouvelle fois.

Puis, j'en donnerai un sac à chacun de mes huit enfants.
Ils en feront ce qu'ils voudront, les consommer ou les semer au printemps prochain...

Je garde un sac pour la semence de l'année prochaine.

Et je pourrai encore vendre un sac ou deux à la foire de Tarascon : les messieurs de la ville ne marchanderont pas le prix d'une telle curiosité.

Et il me restera encore de quoi me nourrir cet hiver !

Ah ! Marie, je te l'avais bien dit que cette « nouvelleté » nous sauverait plus d'une fois ! Je crois bien que je ne prendrai plus jamais le chemin de l'Espagne...

Le cadeau de Jean fut diversement accueilli dans le village. Les femmes se méfiaient, les hommes étaient sceptiques. Tous, pourtant, reconnurent une grande qualité à ce nouveau légume : il engraissait plus rapidement les porcs !

Ils se mirent donc à en cultiver pour cet usage... et pour en offrir au curé ; cet original était le seul à s'en régaler quotidiennement !

Quelques années plus tard, deux années de grande famine 1768/1770 contraignit les paysans de l’Ariège à consommer la pommes-de-terre. Puisque le curé et les cochons s'en portaient bien, ce devait être comestible !




Les habitants de Génat mirent dans la soupe, ils en mirent sous la cendre, ils en firent même des bouillies que les petits enfants et les vieillards pouvaient avaler sans difficulté. La pomme-de-terre devint rapidement indispensable, et Jean savoura sa revanche : après l'avoir considéré comme un hurluberlu, ses concitoyens reconnaissaient enfin qu'il avait eu raison.

Et puis, il n'avait pas été le seul. Dans toutes les Pyrénées, d'autres journaliers en avaient ramené d'Espagne. La pomme-de-terre prospéra sur la terre légère des terrasses , et sa culture se propagea rapidement.

Pourtant, après avoir conquis les campagnes, elle stagna devant les grandes villes.

Il fallut attendre 1771, et la proposition d'un certain Parmentier, pour que la France entière la découvre et l'adopte. Les habitudes alimentaires en furent radicalement changées. Partant, la santé générale du pays s'améliora, et ce fut là la véritable révolution du XVIII siècle. Le monde oublia qu'elle avait eu lieu dès 1749 dans un petit village perdu des Pyrénées à Génat, mais qu'importe !




Jean mourut en 1767, à l'âge de quatre-vingt dix ans, avant que ses pommes-de-terre aient envahi la France. Son fils Pierre recueillit son dernier souffle, et ses ultimes paroles :

- Je te l'avais bien dit, Marie... Je te l'avais bien dit...



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