samedi 24 février 2018

La légende du cimetière de Barancou.


Tournez le dos au lac et priez Dieu ! Malheur à ceux qui se retourneront !


Remontons la vallée de Gnoles, dans la région de Naguilles ; au-dessus de la Jasse de la Banèye existe un lieu maudit nommé cimetière de Barancou. C’est bien un cimetière puisque dans les temps très anciens on pouvait y voir quelques croix de fer. Plus près de nous, vers 1850, on y découvrit un bloc de granit. Les origines du cimetière sont mystérieuses parce que, vraisemblablement, trop lointaines. La présence d’un ossuaire à si haute altitude paraît paradoxale. 
Les montagnards avaient l’habitude autrefois de faire bénir leurs troupeaux dans les hauts pâturages. 
À cette époque de foi naïve et fanatique, ils croyaient de cette façon les mettre sous la protection de Dieu et à l’abri des maléfices du Diable et des sorcières. À cet effet, ils partaient au printemps en de longues processions dans les alpages. C’est ainsi que l’une de ces processions, alors qu’elle se trouvait dans les hauteurs qui dominent Baneye, à une période de l’année où le sol miné par les eaux d'infiltration manque de stabilité, fut surprise par une avalanche et partiellement anéantie. C’est pourquoi la population, ignorant les faits relatifs à l’origine du cimetière de Barancou, n’a pas manqué d’envelopper ces lieux d’une mystérieuse légende. 



La légende du mystérieux cimetière de Barancou.


Alors que les ramadièrs (conducteurs de troupeaux) se trouvaient dans les parages herbus de Naguilles, ils furent bien surpris de remarquer au milieu de leurs bêtes un magnifique bélier noir. Ils le chassèrent vainement. Le bélier traqué et brutalisé par les uns se rendait inlassablement au troupeau des autres. 
En automne, quand les moutons regagnèrent les bergeries de la plaine, le marrà s’éclipsa. Il réapparut la saison suivante, venant on ne sait d’où. Les pâtres intrigués et mécontents des jeunes agneaux noirs nés l’année précédente le chassèrent  avec acharnement, tel que l’austère bélier fut contraint, sous une terrible bastonnade, de se réfugier dans le lac. Il plongea avec une aisance parfaite dans l’onde limpide, puis émergea du milieu des eaux. Il claironna, alors, deux longs puissants bêlements que répétèrent les échos du cirque. À la grande stupeur des ramadiers, tous les moutons noirs reconnurent l’appel paternel. Ils se précipitèrent du haut des monts vers Naguilles et plongèrent dans le lac. Jamais plus on ne les revit.


Les pâtres, alarmés par une perte aussi considérable, virent dans le bélier noir un envoyé du Diable. Ils appelèrent à leur aide le curé d’Orlu. Celui-ci se rendit à Naguilles accompagné de ses paroissiens pour bénir le lac et délivrer aussi les bergers des maléfices de Satan. La procession ondula à travers les sentiers de la montagne et arriva à Barancou. Le prêtre fit alors en langue romane, seule connue à l’époque, les dernières recommandations : « Viratz lîzsquina a! lac et pregatz Dius . Malur al que se reviraràn » (tournez le dos au lac et priez Dieu ! Malheur à ceux qui se retourneront). Il commença ses longues prières, ses incantations mystiques, et arriva enfin à la bénédiction du lac. À cet instant on entendit un terrible grondement, suivi de violentes secousses, tandis que d’éclatantes lueurs d’incendie resplendirent dans la vallée. Le Diable et sa cour apparurent au milieu des flots et hurlèrent en chœur : « On zziurem ? A Naguilles toÿom » (où vivrons-nous ? À Naguilles toujours). Mais le prêtre leur répondit d’une voix forte : « Tmquz nîzmân / Estane dËrân » (par là en haut / étang d’Eroun). Â ces paroles, les plus curieux des paroissiens oublièrent les recommandations du prêtre, « Malur al que se reviraràn », et se retournèrent vivement. Hélas ! leur terreur fut si grande, devant le spectacle horrible des diables en furie, qu’ils tombèrent foudroyés de peur. 
On ne put songer à emporter au village tous les corps des victimes de leur néfaste curiosité et on les inhuma sur place. 

C’est ainsi que ce lieu maudit devint le cimetière de Barancou.


jeudi 15 février 2018

La nuit de la Unarde.


C’était à Siguer à la fin de l'automne. L'hiver près des forêts du Val-de-Siguer et de Lercoul était déjà là. Je m'en rappelle très bien. Un feu de bûches crépitait dans la petite cheminée du café Rousse et derrière les vitres protégées par des rideaux à carreaux rouges et blancs, le brouillard avait envahi les rues du village, nous ne pouvions voir de l’autre coté de la rue. 

- Il ne va pas tarder, dit à nouveau l'aubergiste ; avec ce brouillard, il ne peut pas être en avance. 
- Qui « il » ? Nadal, le conteur. Sans doute aussi contrebandier, trafiquant de cigarettes et joueur de jeu de quilles place N.D. de la Daurade à Tarascon. 
Il nous avait donné rendez-vous ce soir-là, dans ce café rue des comtes de Foix à Siguer. 

La nuit s'apprêtait à être longue et tous ceux qui étaient autour de la cheminée commençaient à s'inquiéter vaguement. Au-delà du brouillard, dans la vallée, passait en rafales hurlantes un vent glacial et les hêtres centenaires gémissaient lugubrement. 


- Tenez, prenez un peu de ce vin des Coteaux de la Lèze, proposait l'aubergiste ; il ne fait pas mal et vous donnera le temps d'attendre. 
Brusquement la porte s'ouvrit toute grande. Le vent, les gémissements des arbres à la sortie du village, le froid entrèrent en même temps qu'une forme humaine serrée dans des peaux de moutons avec une tête ronde de dieu solaire et des cheveux dressés comme des piquants de hérisson. 
Nous dûmes avoir si peur de Nadal, que le conteur, éclata de rire. 

- C'est la nuit de La Unarde, déclarat-il simplement avant de s'emparer d'un verre de vin déposé pour lui, au coin de la table. 
- Les âmes des combatants morts sur le plateau, courent cette nuit dans le pays. 
Lorsqu'il eut bien bu, il retourna vers la porte et l'ouvrit d'un seul coup. 

- Écoutez, murmura-t-il. 

Alors entrèrent dans la petite auberge tiède d'immenses clameurs : des appels, des hennissements de chevaux effrayés, des éclatements de roches, des craquements d'arbres, des bruits d'armes de fer entrechoquées, des râles de mourants, des chants de guerre et de morts. 
Ce tintamarre épouvantable envahissait tout. La bataille avait lieu là sur le plateau de La Unarde il y a 12 siècles, toute proche, derrière le rideau de brouillard. D'un instant à l'autre, nous nous attendions à voir surgir un combattant Sarazin ou Franc. Nul n'aurait été étonné de voir apparaître un blessé couvert de sang. 

J'étais saisi de stupeur. J'essayai de toucher mon voisin, de lui parler, mais ce fut impossible. Il était lui aussi aux prises avec les clameurs de la bataille. Quant à Nadal, à demi penché au-dehors, il semblait prêt à se précipiter dans la tourmente. 

Le tumulte dura un très long moment puis les coups, le choc des armes, le halètement des combattants se ralentirent. Le roulement des roches se raréfia. Ce ne fut alors qu'une longue et douce plainte mourante lorsque s'éleva au-dessus de tout cela, tragique et pur, le chant de l'olifant. 

Le conteur referma la porte avec précaution, sans la heurter. La mort n'était pas loin. Les combatants expirant lançaient leurs messages d’adieu. Il y a une nuit par an où le vent et le brouillard se mélangent à la montagne et à la forêt pour rappeler ce qui s'est passé au coeur de l'été 778, là, tout près, sur le plateau de la Unarde au sud de Siguer. Après la bataille décisive qui eut lieu aux portes de Tarascon, dans la plaine de Sabart, les Sarazins, poursuivis l’épée dans les reins, ne pouvaient dans leur précipitation choisir la route la plus praticable pour passer en Espagne. 
Une troupe de ses fuyards dut prendre par la vallée de Siguer. Parvenue à la plaine de La Unarde, il ne lui fut pas possible de pousser plus loin sa retraite; des montagnes à peu près inaccessibles, des abîmes sans fond s’offraient désormais à eux. Acculés à ces roches, les Sarazins vaincus livrèrent à leurs ennemis un suprème combat, terrible, desespéré, où ils tombèrent jusqu’au dernier sous le fer des guerriers Francs. 
Jamais lieu ne pourra oublier cette bataille et d'écho en écho le tumulte vient à nous pour nous la rappeler. 
Charlemagne le lendemain des combats parvint sur le plateau de La Unarde, le sol était jonché des dépouilles des combatants Sarasins et Francs. Les soldats furent ensevelis dans deux grandes fosses. Mais voyez-vous, en fait, les combatants morts n’ont jamais quittés ces lieux. Ils errent depuis cette époque dans tout le Pays d’Ariège. 



- Mais vous avez dit, murmura mon plus proche voisin, que c'était aujourd'hui « la nuit de La Unarde ».  Le savant conteur nous regarda, étrangement ahuri. Nous venions de le replonger dans la réalité. Le feu brillait toujours mais son éclat était devenu froid. Dehors le vent s'était apaisé et le calme soudain établi parut encore plus étrange que la tempête. 
Nous avions tous en tête les images de ces preux chevaliers morts au combat.
Brusquement, il y eut au-dehors un grand craquement. Comme si des arbres étaient écrasés, piétinés. Nous étions glacés par la peur. Nadal se précipita sur la porte et l'ouvrit en criant : 
- C'est eux ! Les morts de La Unarde !

La nuit et le brouillard étaient toujours là, compacts, impénétrables. Nous entendions le tumulte s’éloigner au loin vers le plateau de la Unarde.